Le lendemain je fus dérobé.

Volé. Moi. Moi tout seul. Arraché à la collection Zeus-Peter Lama. Un cambriolage bien précis dont j’étais la seule cible. Une commande.

L’affaire fit beaucoup de bruit, à l’époque.

À six heures du matin, alors que j’étais dans mon lit, trois hommes cagoulés firent irruption dans ma chambre, me plaquèrent un chiffon de chloroforme sur le nez avant que j’aie eu le temps résister.

La suite ? On me l’a racontée. Ils me portèrent jusqu’à une camionnette, de l’autre côté du mur, et démarrèrent. Un jardinier de l’Ombrilic qui prenait son service très tôt les vit. Il fut assommé avant de pouvoir donner l’alarme. Revenu à lui, il prévint Zeus-Peter Lama qui déclencha alors toutes les recherches possibles. Police, détectives privés, promesses de récompense pour ma découverte ou même un simple renseignement. Ma photographie fut placardée sur chaque panneau, poteau, arbre, vitrine qui pouvait la recevoir. Zeus apparut aux informations télévisées, radiophoniques, bouleversé, furieux, agressif ; il pleura sur le plateau de l’émission la plus regardée sur notre île. Les journaux en version papier participèrent aussi à l’événement, écartant la polémique sur mon existence. Comme l’écrivait un éditorialiste : « Quand La Joconde est volée, on ne se demande plus si on aime ou pas La Joconde, on la recherche. » J’avais été volé et c’était un événement international. « L’œuvre la plus connue au monde après la tour Eiffel est entre les pattes de malfaiteurs », s’indignait un commentateur. L’affaire prit vite une couleur politique, l’opposition au gouvernement de notre île y trouvant un argument pour dénoncer le manque de sécurité.

Où étais-je pendant cette agitation ? Dans une cave. Au calme. Une ombre froide et moite m’enveloppait. Je respirais l’odeur fade de la terre et des herbes qui ne voient jamais le soleil.

Comme dans toutes les périodes les plus heureuses de ma vie, j’étais presque inconscient. On m’avait drogué. Les anesthésiants devaient se trouver dans les repas qu’un homme masqué m’apportait deux fois par jour. Les trois complices me soutenaient pour m’emmener sous une douche où ils me nettoyaient de temps à autre, avec beaucoup de soin, je dois dire. À cause d’un faux mouvement, l’un d’eux perdit une fois sa cagoule et je pus apercevoir quelques secondes son long faciès doté d’un appendice nasal ahurissant, une sorte de crochet d’oiseau au-dessus d’une bouche mince ; feignant de dormir debout, je me laissai tomber à terre, paupières fermées, afin qu’il ne pensât pas que je l’avais vu. Or son visage s’était inscrit clairement dans mon esprit, une face nouvelle, laquelle se mêla aux images anciennes qui peuplaient mes rêves, celles de Fiona, de notre plage jour et nuit, des toiles d’Hannibal.

Combien de temps dura ma détention ? Je l’appris des autres car, pour ma part, j’avais perdu la faculté de compter : trois semaines. La tension ne baissait pas dans la presse, Zeus-Peter Lama s’inquiétait pour ma santé et disait que les cambrioleurs étaient en train de détruire l’ouvrage qu’ils avaient volé. Il les suppliait d’être raisonnables et d’exiger une rançon. Pensaient-ils arriver revendre cette œuvre ? Personne ne prendrait plus le risque de l’acheter.

Mes ravisseurs me réveillèrent un jour en me montrant les journaux.

– Tu vois comme il t’aime, ton Zeus-Peter Lama ? Il est chaud. Le voilà si inquiet qu’il s’apprête à cracher ses millions pour toi.

À travers un voile d’indifférence, je parcourus les articles. Je sentis qu’il fallait que je dise quelque chose, que je fasse semblant de m’intéresser à mon sort.

– Combien allez-vous lui demander ?

– Vingt-cinq millions.

– Il crèvera la gueule ouverte plutôt que de vous les donner, dis-je pour les décourager avant de rejoindre Fiona dans mon sommeil.

L’échange eut lieu de nuit, entouré du plus grand mystère, mes ravisseurs ne voulant pas être découverts et Zeus-Peter Lama n’ayant rien signalé à la police afin qu’aucune filature ne compromît la transaction.

À demi inconscient, je fus allongé dans une camionnette. Puis on roula longtemps. Enfin, les portières claquèrent. J’entendis des échanges à voix basse. On posa des valises à côté de moi – sans doute contenaient-elles des billets – on me glissa hors de la camionnette pour me mettre à l’arrière d’une limousine.

Les portes claquèrent encore. La camionnette s’éloigna. Zeus-Peter Lama apparut au-dessus de moi.

– Mon jeune ami, je suis tellement content de te retrouver.

Je l’avisai sans pouvoir réagir. Il me surprenait. Il pleurait de vraies larmes. Il me palpait avec affection, ravissement.

– Ne crains rien. Cela ne t’arrivera plus. Je prendrai des précautions. Dorénavant, je te ferai garder.

Mon cerveau cria : « Non, je ne pourrai plus voir Fiona, m’échapper sur la plage et contempler les tableaux d’Hannibal », mais mes lèvres ne bougèrent pas, je n’entendis pas le son de ma voix.

La voiture démarra et, bercé, je m’endormis de nouveau.

Les médias fêtaient mon retour à la liberté. C’est le nom qu’ils donnaient à ma nouvelle prison. Deux gardes du corps, compacts, massifs, aussi larges que hauts, sur lesquels on avait cousu un costume sombre qui se tendait aux pectoraux et aux fesses, deux hommes sans cou car ils avaient la tête carrée plantée dans les épaules, sans doigts tant leurs mains ne semblaient que des poings, sans yeux car ils portaient des lunettes fumées, ne me lâchaient plus. La nuit, deux autres que je crus d’abord être les mêmes, leur succédaient, l’un devant ma fenêtre, l’autre devant ma porte.

Zeus-Peter Lama, à son habitude, me proposa des vitamines que je fis mine d’accepter et que j’amassai dans une trousse. Chaque matin, réveillé par ses attouchements, je le trouvais au-dessus de mon lit occupé à me palper, extasié.

– Sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est.

Un jour, je manifestai de la mauvaise humeur et lui demandai de me laisser dormir.

– Tu as la journée pour dormir alors que moi je suis tellement accaparé que je n’ai que le matin pour t’admirer.

– Foutez-moi la paix ! Aimeriez-vous qu’on vienne vous regarder et vous tripoter durant votre sommeil ?

– Pas de comparaisons idiotes, s’il te plaît. Il n’y a aucun rapport entre toi et moi. Tu es l’œuvre, je suis l’artiste.

– Mais je suis un homme !

– Oh, si peu…

– Je suis un homme. J’ai une conscience.

– À quoi te sert-elle ? À te rendre malheureux. Tu ferais mieux de ne plus l’écouter.

– Désolé, ma conscience, c’est moi ! Moi ! Pas quelque chose distinct de moi !

– Bien sûr. Pourtant tu sais très bien que ton moi n’a aucun intérêt. Aucune valeur. Pas plus que ton corps naturel. Lorsque je t’ai connu, tu voulais d’ailleurs supprimer les deux. Grâce à mon intervention, ton corps a désormais de l’intérêt. Tu devrais t’en réjouir et limiter ta vie consciente à cette réjouissance. As-tu bien pris tes vitamines ?

– Sont-elles censées m’aider à ne plus penser ?

– Des soupçons, maintenant ? Quelle ingratitude ! Après tout ce que j’ai fait pour toi ! Rappelle-toi ce que ta rançon m’a coûté : vingt-cinq millions ! Vingt-cinq millions que j’ai dû racler sur mes comptes en banque ! Je n’ai plus rien.

– Arrêtez, vous allez me faire pleurer.

– C’est ainsi que tu me remercies ?

– Pourquoi devrais-je vous remercier ? On vous a volé un objet, vous avez récupéré votre bien. Ça ne me concerne pas.

– Tu aurais préféré que je t’abandonne à ces voyous ?

– Quelle différence ? Ai-je le choix de ma prison ?

– Tu es odieux.

– Enlevez-moi ces gardes du corps ! Je veux pouvoir circuler en liberté.

– Hors de question. Tu m’as déjà coûté vingt-cinq millions. Prends tes vitamines et cesse de geindre. Tu deviens insupportable.

Lorsque j’eus accumulé assez de « vitamines », je les fis fondre dans un jus d’orange que j’offris, lors de la relève du matin, à mes surveillants.

Ils avalèrent le liquide d’une gorgée, sans broncher, et une heure plus tard, sans broncher non plus, ils s’endormirent l’un sur l’autre dans le couloir.

Je dévalai le jardin, passai la porte dérobée, et courus à la plage.

Fiona m’aperçut de loin, cria mon prénom, abandonna son père et se précipita dans ma direction. Lorsque nous arrivâmes l’un vers l’autre, je ne sais pourquoi, peut-être parce que ce geste était logique, nous nous étreignîmes. Elle m’embrassa.

– J’étais si inquiète quand vous avez été enlevé. Plus encore après votre libération, lorsque je ne vous voyais pas venir. Avez-vous été souffrant ?

– Non. Surveillé. Je viens d’endormir mes gardes.

– Vos gardes ?

– Mes gardes du corps. Ils sont autant là pour me protéger de moi-même que de l’extérieur. Ils m’empêchent de fuir.

– Venez voir, papa.

Hannibal m’accueillit comme un fils. Il me pressa longtemps contre lui. Il demanda minutieusement de mes nouvelles. Puis m’avoua que, depuis mon enlèvement, il n’arrivait plus à se concentrer pour peindre. Lui et Fiona venaient sur la plage par habitude, et, depuis quelque temps, dans l’espoir de m’y retrouver.

– Qu’allez-vous faire, mon garçon ?

– Quitter Zeus-Peter Lama. Trouver un logement. Travailler.

– Nous avons une chambre au grenier. Je vous l’offre.

– Non.

– Si, dit Fiona en insistant. Rien ne nous ferait plus plaisir.

Elle me souriait tendrement et, dans son sourire, il y avait d’autres paroles qu’elle ne prononçait pas mais que j’entendais avec clarté : « Venez, je vous le demande, nous nous verrons chaque jour, j’en serai heureuse et peut-être vous aussi. »

J’acceptai, et ce qui m’émut le plus fut de constater que la même joie, tel un courant électrique, nous traversa tous les trois.

Hannibal m’expliqua ensuite que je devais annoncer mon départ à Zeus-Peter Lama. Je refusai jusqu’à ce qu’il me convainquît que, sinon, Zeus-Peter Lama me ferait rechercher par la police et qu’eux, Hannibal et Fiona, passeraient pour des receleurs.

– Il ne me laissera jamais m’en aller.

– Avez-vous peur de lui parler ?

– Non, je n’ai pas peur. Ça me soulagerait, même. Cependant je suis certain qu’il me retiendra. Il va me répéter que je lui ai coûté vingt-cinq millions – ce qui est vrai, d’ailleurs – et jouer celui qui est d’accord avec moi puis, dès que j’aurai tourné le dos, je me retrouverai dans une cage, assommé de somnifères.

Devant Hannibal qui protestait par idéalisme, Fiona apporta une solution.

– Adam a raison. Zeus-Peter Lama ne le lâchera pas comme ça, même si Adam lui promet de se rendre aux expositions qu’il souhaite. Je crois qu’il vaudrait mieux que nous organisions une rencontre entre Adam et un journaliste : Adam lui racontera ses conditions de vie, on alertera l’opinion et Zeus-Peter Lama, pris de court, suspecté, accusé, ne sera plus libre d’agir comme il le veut. Nous pourrons alors négocier son départ.

Hannibal et moi adoptâmes avec admiration le plan de Fiona.

Il fut convenu de nous retrouver ici même, deux jours plus tard.

Je regagnai en hâte l’Ombrilic. Je ralentis devant mes gardes affalés et me recouchai en attendant qu’ils se réveillent. Revenus à eux, une fois qu’ils eurent constaté que je dormais, ils ne suspectèrent pas que j’aurais pu m’enfuir et reprirent leur fonction comme si de rien n’était.

Le lendemain, sur un banc du jardin, alors que je bavardais avec l’une des beautés, celle qui était la plus curieuse de mes opérations, je vis sortir d’un salon un domestique dont le profil me rappela quelque chose.

Il passa plusieurs fois devant nous sans que je pusse me souvenir où je l’avais vu. Soudain une terreur glacée vint fondre sur mes reins, me faisant grelotter. L’image me revint, fulgurante : l’homme dont la cagoule s’était échappée sous la douche, l’homme au nez d’oiseau, un de mes ravisseurs.

Je sautai sur mes pieds pour prévenir Zeus-Peter Lama. Le malheur voulut que l’homme repassât alors que, sans pouvoir me contrôler, je le toisais avec haine. Il comprit aussitôt qu’il était reconnu et s’enfuit dans la villa.

Je le poursuivis mais, plus rapide que moi à cause de mes… enfin passons !, il me distança.

Je cherchai Zeus qui ne se trouvait dans aucun de ses ateliers, ni même dans Matricia. Je ne le découvris qu’une demi-heure plus tard dans son bureau où je pénétrai sans frapper.

– Eh bien, justement le voilà ! dit-il en me voyant entrer.

Zeus me désigna à son visiteur, un géant aux petits yeux, aux bras d’abatteur d’arbres, tout en muscles, tout en puissance retenue dans son costume d’une coupe impeccable, et dont les cheveux drus, les sourcils noirs et la moustache épaisse paraissaient exprimer la force virile qui grouillait en lui.

– Aristide Stavros, je vous présente Adam.

– Bonjour, monsieur, dis-je au géant qui ne me répondit pas.

Il se leva, évita le lustre de justesse, s’approcha et se pencha vers moi.

– On peut le mettre sur un socle ?

– Vous le mettez sur ce que vous voulez.

– Un socle. Vous me le fournissez avec ?

– Je me ferai un plaisir de vous l’offrir.

J’interrompis leur conversation pour tirer Zeus-Peter Lama par le bras et lui glisser à l’oreille :

– J’ai trouvé un de mes ravisseurs.

Zeus-Peter Lama me considéra avec sévérité et marmonna entre ses dents :

– Calme-toi. Tu me raconteras ça plus tard.

– C’est un de vos domestiques qui a organisé le coup.

Zeus éclata de rire bien que ses pupilles brillassent encore plus méchamment.

– Ne raconte pas n’importe quoi. Tu m’as dit que tes ravisseurs étaient masqués.

– J’ai entrevu le visage de l’un d’eux sous la douche. Il est là. Parmi votre personnel.

– C’est impossible.

– Vous allez pouvoir récupérer vos vingt-cinq millions.

– Tais-toi, je te dis que c’est impossible.

En sifflant ces mots, il me pinça le bras. Je le regardai avec étonnement.

– Je ne vous comprends pas. On vous vole votre argent et vous ne réagissez même pas ? Il faut interdire à quiconque de quitter la propriété et je vous désignerai le malfrat.

Il me contempla, comme agacé par un moustique qu’on ne se résout pas à tuer.

– Tu as raison. Je vais donner des ordres.

Il dit quelque chose que je ne compris pas dans l’interphone puis pivota vers le géant en le priant de nous excuser de ce contretemps. L’homme me désigna du doigt.

– Je le trouve bien agité. Il est tout le temps comme ça ?

– Juste aujourd’hui. Quelque chose l’a contrarié. D’ordinaire, il est très calme.

– Ah bon. Parce que je ne veux pas chez moi d’une chose qui gigote. À ce prix-là, j’exige un objet sans problèmes.

– Ne vous en faites pas.

Zeus-Peter Lama me pinça de nouveau le bras et me glissa à l’oreille :

– Tiens-toi tranquille sinon tu vas faire rater la vente.

Avec amabilité, il lança au géant qu’il revenait et me fit passer dans son deuxième bureau, fermant à clé la double porte capitonnée.

– Quelle vente ? lui demandai-je dès que nous fûmes seuls.

– La tienne. Trente millions. Un record. Il y a de quoi être fier.

– Quoi ?

– Ah, je t’en prie. Tais-toi. Tu viens d’être acheté par le multimilliardaire Aristide Stavros, le grand constructeur d’avions et de bateaux.

– Mais je ne suis pas à vendre.

– Si je le veux, si ! Et maintenant, ça suffit.

Il frappa dans ses mains et trois hommes jaillirent des portes-fenêtres. Je reconnus les silhouettes de mes ravisseurs.

– Saisissez-le ! cria Zeus.

Les trois hommes me sautèrent dessus. Je me battais, ils me maîtrisaient, mais ils ne pouvaient empêcher de parler. Je me mis à hurler à la cantonade :

– Au secours ! À l’aide ! Je n’ai jamais été volé ! C’était un coup monté !

Zeus-Peter Lama plaqua ses doigts sur ma bouche.

– Un coup de publicité, plus exactement. Ça me permet de me débarrasser de toi pour trente millions. Bien joué, non ?

Je le mordis au poignet. Furieux, bavant de douleur, il le retira. Je recommençai à hurler :

– Je ne me laisserai pas faire. Je parlerai.

– Je ne crois pas, dit Zeus.

Il ouvrit une porte et le docteur Fichet apparut, une seringue dans ses gants de caoutchouc.

Je hurlai une dernière fois lorsque l’aiguille m’entra dans le bras puis sombrai dans le coma.